Les dieux Aztèques (d'après une étude de Dominique Aubier)
En son temps, Bernal Diaz avait lu les livres d’Amadis, romans de chevalerie qui incendie son imaginaire. Il compare ainsi tout ce qu’il voit à Mexico à ce que montrent ces ouvrages…
Parmi les armes spirituelles que les conquistadores emportèrent, cette crédulité pèse lourd. Elle est même un singulier appoint sentimental. Un courage surhumain est souvent suscité à partir de l’imagination ! Outre cette vertu de repousser les limites du réel, ces capitaines de rêve transportent avec eux une idéologie qui, par son principe et par les circonstances spécifiques de l’histoire d’Espagne, possède une vertu virulente de propagation. La reconquête contre les Maures s’est faite sous le signe de la religion, Cortes plate les croix comme des drapeaux. La croix représente la soumission des peuples tant au roi qu’à Dieu. Si l’on considère qu’en outre la religion chrétienne, dans son esprit autant que dans ses institutions, suppose la communication, la conversion, on saisit alors quelle ardeur brûlait le sang de ces hommes. L’incertitude et la terreur désarment la camp adverse. La douleur de vivre hurle sous la légende mexicaine et façonne la caractère à l’envers du tempérament espagnol. Pour les Aztèques, le monde chaque jour peut crouler. Il ne survit que par les sacrifices. La mort sur les téocallis (pyramides) nourrit le soleil, lui fournit le sang humain nécessaire à son retour chaque matin. Les cœurs sacrifiés font lever le soleil. La mort est donc l’instrument de la satisfaction des dieux. La mort entraîne la mort, le peuple vit de son suicide. Terrible inquiétude métaphysique, elle détermine la docilité, la soumission, caractères que les Espagnols, sans les comprendre, mettront à profit et qui ne cesseront qu’à l’instant fatal où l’indien sentira moins sa mort que celle de ses dieux. L’héroïsme le plus grandiose naîtra tardivement pour la défense des dieux buveurs de sang, prêteur à gages qui ne laissent vivre qu’à la condition de prendre la vie. L’échec aztèque, l’écrasante victoire espagnole ne peuvent être jugés sous l’angle du mérite ou du démérite. L’Espagne gagne, mais comment et pourquoi ? Ne faudrait - il pas suspecter comme élément principal de son triomphe l’inadaptation de l’ennemi à sa manière d’attaquer et de vouloir le combat ? Pour le bonheur nécessaire à la vie du monde, le dieu guerrier Huitzipochtli demande des sacrifices, non des morts sur le champ de bataille. La « guerre fleurie » qui, dans sa définition consiste à guerroyer pour capturer les corps humains destinés au sacrifice, n’a ni l’urgence ni l’efficacité d’une guerre menée suivant les méthodes occidentales, déjà implacables. L’Espagnol qui a combattu en Italie, ou en Andalousie contre les Maures, cherche à supprimer l’adversaire, il le tue sur le champ. Il s’étonne d’ailleurs de cette capture systématique dont il ne comprend pas le sens. Pour le Mexicain, la légalité, c’est la religion. C’est elle qui fait l’unité entre les populations politiquement, économiquement disséminées. Le Codex Mendoza donne 38 provinces, formant une unités plus fiscale et sacrée que réellement politique. Le percepteur est un véritable agent de liaison, il vient prendre son tribut et suscite l’hostilité autour de lui. On a tort d’imaginer autour de Mexico un empire selon les références occidentales: les tribus se soumettent à la plus forte, mais ne constituent pas une nation. Pour les Espagnols, la légalité, c’est le roi, c’est la loi. Il est curieux d’observer comme la Castille, les rois, les institutions restent présents dans la mentalité des conquistadores. Quelque chose des vertus latines, des réflexes de fonctionnaires hante l’esprit de Cortes et de ses hommes. Qu’ils trichent, qu’ils tentent de détourner la loi, ils n’en vivent pas moins la référence à la loi. Voici des aventuriers qui traversent l’océan, conquièrent des terres nouvelles, et ne pensent pas moins rester fidèles à leur pays, au chef demeuré de l’autre côté de la terre. Le soulèvement contre l’autorité d’un roi qui n’est qu’un seigneur de province favorisé par un mariage aurait dû se proposer aux imaginations. C’est une des grandes qualités d’intelligence de Cortes que d’avoir sû tenir ses hommes par cette légalité lointaine. Rien ne devait plus frapper ces hommes que d’agir « par-devant notaire du roi » et d’être ainsi, à l’avance, à la veille d’une bataille comme au partage du butin sous la surveillance de la magistrature, sous le regard du roi… L’esprit de la reconquête, le sentiment naissant de la patrie expliquent la ferveur qui surgit de ces cœurs. Cortes exalte ce sentiment d’appartenance à un pays, à ses lois, l’utilise comme un outil de cohésion entre les hommes, comme renfort de sa propre autorité. En tant qu’individu, Cortes n’est que le chef élu par ses hommes, avec ses forces et faiblesses. Appuyé au ri, il est une force représentative, un délégué, un peu plus qu’un homme. Ce respect de la légalité maintient les conquistadores dans une structure générale qui interdit toute tendance à la désobéissance. Elle conditionne aussi la victoire : terres conquises pour le roi, or confisqué pour le roi. Les insubordinations, comme celle de Pedro de Alvarado, moins motivées par la rébellion contre la loi que par la fouge tempéramentale, sont sévèrement réprimées par Cortès. De l’autre côté, une organisation sociale rigide, mais tout entière dépendante de la religion, empire de terreur, tyrannie métaphysique. Le monde cosmique des Aztèques laisse peu de place à l’homme. L’homme n’est pas l’habitant privilégié de la terre, il n’est qu’un locataire menacé d’expulsion. Il paie sa dette avec du sang, avec la mort. Aucun baptême ne le guérit du singulier péché originel qui l‘oblige à imiter les dieux dans leurs grands sacrifices. Chargé du devoir d’imitation, l’Indien ne peut qu’obéir. Sa pensée personnelle, ses désirs, ses rêves tombent en poussière face à l’autorité du tonamatl, le calendrier sacré. Les hommes n’ont pas à comprendre ou interpréter mais à reproduire le grand drame des dieux et de la création. Le monde des Aztèques vit le la bonne volonté de quelques dieux. Selon Sahagun, cité par Jacques Soustelle, les dieux se réunirent dans le noir à Teotihuacan et décidèrent de créer les luminaires du monde. « Ils se posèrent la question : qui sera transformé en astre ? » Le premier dieu qui répondit fut Tecciztecatl, le second Nanauatzin. Tous deux firent pénitence pendant quatre jour et les dieux allumèrent un grand feu. Quand les pénitences furent terminées, les deux divinités firent offrande, puis encore pénitence pendant quatre jours. Quand cette période fut écoulée, on offrit aux dieux les ornements qu’ils allaient porter pour leur sacrifice ; à Tecciztecatl, des ornements de plumes ; à Nanauatzin des ornements de papier. Puis les dieux se rangèrent des deux côtés du feu. Le premier, Teccitecatl essaya de se jeter dans le brasier, mais quatre fois il recula devant les flammes. Alors Nanauatzin, sans hésiter, se jeta dans le feu et l’autre dieu à sa suite. » Le lune et le soleil existaient. Mais pour punir Tecciztecatl devenu la lune et qui brillait du même éclat que le soleil, un dieu fâché par sa lâcheté lui jeta un lapin à la face et c’est depuis ce temps qu’une ombre en forme de lapin assombrit le second luminaire du monde. Les dieux s’aperçurent que les deux astres ne bougeaient pas. Ils brûlaient le monde et le desséchaient dans leurs rayons figés. L’immobilité des astres équivaut à la mort, le sang qui circule à la vie. Donner vie aux astres, c’est leur fournir du sang, c’est à dire mourir pour eux. Et c’est ce que les dieux firent : « Mourrons tous ensemble et faisons que le soleil ressuscite grâce à notre mort. » Le dieu du vent, Quetzalcoatl, s’en chargera. La mythologie aztèque, telle qu’elle existe au moment de l’arrivée des Espagnols, est d’une étrange complexité. Quetzalcoatl, dieu tribal des Toltèques, a été adopté par les Aztèques, et l’adoption s’accompagne de certaines modifications. Le dieu du vent devient dieu de la vie des jumeaux. Le véritable dieu des Tenochcas, c’est Huitzilopochtli, le dieu de la guerre. « Il est la fois le dieu de la guerre et une manifestation du soleil, maître du monde ». Henri Lehman assure que « les Toltèques n’offraient que des fleurs à leurs divinités, les sacrifices humains sont une innovation des Aztèques. » Leur répétition à intervalles fixes en soulignent la férocité fanatique. Traditionnellement, une fois par an, le cinquième jour du mois Toxcatl, un prêtre sacrifiait un jeune homme qui, pour la circonstance, cessait d’être lui-même et possédait l’insigne, l’honneur de figurer le dieu et d’assumer l’acte du suicide consenti. Pendant l’année qui précédait le moment où il serait pour un court instant l’acteur d’un rôle qui ne se répète jamais, il apprenait à jouer à la flûte d’argile. Paré, révéré comme un dieu, il épousait quatre vierges au début du mois de sa mort, tandis que les fêtes en son honneur se développaient pour atteindre leur paroxysme au jour du sacrifice. « Le jour venu, il s’embarquait avec ses compagnes sur un bateau qui le conduisait à une petite île où se trouvait un temple. Alors les femmes l’abandonnaient et il se dirigeait seul vers la pyramide. Il gravissait les marches, brisant les flûtes qui lui avaient servi pendant l’année où il a personnifié le dieu. Aussitôt qu’il avait atteint la plate-forme du temple, quatre prêtres l’étendaient sur la pierre sacrificielle en lui maintenant les bras et les jambes ; un cinquième lui ouvrait prestement la poitrine avec un couteau de silex et, y plongeant la main, en arrachait le cœur qu’il tendait vers le ciel, en offrande à la divinité…
La langue Aztèque
Rigoureuse, sanguinaire, cette religion fit d’abord la force des Tenochcas. La terreur qu’ils inspirent assure leur triomphe sur les tribus voisines. Mais par sa forme, par sa légende et l’argument qu’elle donne au hasard, elle fait leur perte face aux Espagnols.
Le mythe de Quetzalcoatl parti vers l’Ouest et qui devait revenir à l’Est pour régner sur ses sujets, fera la force de Cortes qui portait la barbe et avait la peau blanche ainsi que le dieu du vent. Le trouble règne dans les esprits, et Cortes non seulement l’observe mais l’augmente. Il accepte de passer pour un dieu aux imaginations indiennes. Par sa forme, cette religion devait susciter tout un ensemble de difficultés profitables aux Espagnols. La capture d’un chef démoralise l’armée, car le chef représente le dieu de la guerre, sa prise devient le symbole de l’opinion du dieu. Chez les Indiens, la dépendance du monde par rapport aux dieux pénètre même l’écriture : le symbole de la guerre n’est pas la flèche, mais le couteau. Il s’agit de faire des prisonniers, destinés au sacrifice... Et la défaite se représente pas un glyphe, celui d’un temple brûlé. Or Cortes brûle les temples. Quelle fascination devaient exercer des actions aussi simple en apparence, si profondément significatives pour la pensée aztèque! Dans cette mythologie fixée sur la terreur, ignorant l’espoir, refusant le changement, où la guerre est le jugement des dieux, une défaite prenait peut-être une signification que nous ne soupçonnons pas, signification si évidente pour l’Indien, si violente sur sa pensée qu’il en résultait une conséquence favorable aux Espagnols. L’Indien fait partie d’une société accordée aux forces de la nature, surveillée par la légende. Il vit dans une spiritualité éprise d’absolu qui le prive de toute initiative.
La langue des Aztèques, le nahuatl, est un langage religieux « caractérisé par des images traditionnellement associées ». Ces images s’enracinent directement sur le mythe, leur spiritualité est incessamment réaffirmée par la façon même de parler. Les prédictions, dans les esprits fascinés des Aztèques, ont une puissance démesurée et, par malchance, les années qui précèdent l’invasion espagnole sont hantées de présages et d’augures. Si l’on écoute ces prédictions avec l’oreille d’un Indien, ancestralement troublé par l’instabilité du monde, une sorte de terreur apparaît spontanément. Dans l’écriture pictographique des Mexicains, un temple qui brûle, c’est le signe annonciateur d’une ville prise, abandonnée de ses dieux. Un temple foudroyé, c’était l’annonce du malheur. Des pêcheurs de la lagune prennent un oiseau de la taille et de la couleur d’une grue, une bête jamais vue, qui portait un petit miroir dans le haut de sa tête. Ils l’apportèrent à Montezuma qui vit le ciel et la nuit s’y réfléchir, avec ses étoiles, puis apparaître des hommes et des soldats qui venaient. Des femmes criaient, une comète passe en plein jour, une paralysie sacrée s’empare de Montezuma… L’arrivée des Espagnols, dès le premier jour leur semblera fatale, voulue par les dieux, indépendante de leur vouloir.
Tout un ensemble de conditions malheureuses font que les Mexicains ne pouvaient résister à ces quatre cent Espagnols, accompagnés de seize chevaux, de quelques chiens, qui débarquaient sans le savoir au temps de la moisson. Les hommes sont dans les champs et ne sont pas libres pour la guerre, une guerre pour laquelle ils n’auront de fureur que tardivement. La résistance héroïque est une réponse à l’invasion espagnole, à l’offense, à la destruction des dieux. Un peuple abandonné par ses divinités lutte pour la vie, dans le désarroi spirituel le plus total qui se puisse imaginer.
Les Espagnols viennent avec la mentalité européenne de soldats qui combattent jusqu’à la victoire, jusqu’au traité, qui pratiquent une tactique de combat et qu’une défaite ne démoralise que provisoirement. Bombardes, poudre, arbalètes ne furent pas des éléments négligeables dans la victoire européenne. La technique même de la guerre favorise les professionnels aguerris que sont les conquistadores. La tactique a vite raison des Indiens. Ces derniers ne connaissent pas la mobilité dans l’attaque, ils offrent toujours la plus grande surface d’hommes tandis que les Espagnols attaquent en formation carrée, et pratiquent une discipline rigoureuse de la guerre. Mais aucune arme, aucune méthode n’aurait suffi à abattre un peuple entier si l’édifice civilisateur ne s’était laissé basculer et ne s’était effondré, comme une pyramide, sous la poussée de quelques hommes.