Questions à l'adaptateur de Los Pasos Perdidos
Q : Pourquoi avez-vous fait une adaptation du roman d'Alejo Carpentier ?
R : C'était en 1980, à l'époque, j'étais en faculté de lettres à Strasbourg. Je voulais offrir un livre à une amie quand soudain, dans la vitrine d'une librairie, a surgi un ouvrage, publié en collection Folio. L'illustration était signée Alain le Foll, je le connaissais par ses posters conçus pour la revue Record. J'ai aussitôt acheté le livre. C'était Le Partage des Eaux. Dès la première lecture j'ai été saisi par la grâce de Carpentier, sa vision merveilleuse du réel. J'éprouvais une joie intense de découvrir un auteur. C'était un coup de cœur.Je lui ai aussitôt écrit à l'ambassade de Cuba où il était conseiller culturel.
Q: Qu'est ce qui vous plu dans Los Pasos Perdidos ?
Ce roman est considéré comme un texte fondateur du romantisme latino-américain. Ce n'est pas une œuvre banale. Qui s'y frotte s'y pique… et y revient. C'est un livre construit selon des clés ésotériques. Ces clés forment l'édifice structurel invisible. Carpentier ne les dévoile pas, mais il invite à les découvrir. L'ennui, c'est que pour les découvrir, il faut déjà les connaître. Mais qu'on les connaisse ou non, elles fonctionnent et harponnent l'esprit. Tout au long de son œuvre, il donne des indices, il donne ses références. Ainsi, il signale très clairement la présence dans son esprit de Don Quichotte. Il en cite même un passage. Le texte de Cervantès a de toute évidence été la référence de Carpentier. Il en avait d'ailleurs préparé une adaptation radiophonique en 1940.
Pour en savoir plus sur les clés de lecture quichotienne, voir la série d'ouvrages exégétiques de Dominique Aubier.
Q: Comment êtes - vous entré dans le texte espagnol original ?
Après avoir lu la traduction parue aux éditions Gallimard, je me sentis électrifié et… très frustré. Il me fallait absolument accéder à l'original. Et là, catastrophe, je me suis rendu compte que le castillan de Carpentier me restait hermétique. J'ai contacté une amie originaire de Malaga, et avec son aide, j'ai commencé à apprendre. Nous avons relu ensemble le roman, et là j'ai senti le déclic. Désormais, dans ma vie, j'étais relié à la langue espagnole — quand bien même je sois plutôt germaniste par ma langue maternelle qu'est le dialecte alsacien. J'ai senti qu'il me fallait absolument miser sur la langue castillane. Que mon avenir se jouait là. C'est grâce à Alejo Carpentier que cette aventure a commencé. C'est par lui que s'est ouverte pour moi la porte de l'hispanité. Quand on entre en Espagne, le ciel s'ouvre, comme le dit Juan Ramon Jimenez…
Q : Que pensez-vous de la traduction française de Los Pasos Perdidos ?
La traduction est un exercice difficile. Celle qui est parue chez Gallimard est somptueuse. Le traducteur s'est donné beaucoup de mal, au point qu'il me semble qu'il en a fait trop, si bien que son travail souffre d'une sorte de lourdeur : en castillan, ce qui passe pour du baroque ne peut se verser en langue française sans déperdition sémantique et l'on tombe dans le pompeux. En Castillan, le texte original est extrêmement "physique" et incarné. Carpentier est un auteur vigoureux, tout en couleur, sensuel, volubile. C'est un homme au tempérament débonnaire. Seul le texte original laisse transparaître cette générosité. Saint-Germain-des-Prés ne se trouve pas exactement sur les rives de l'Orénoque… Pour l'adaptation, il fallait absolument repartir de l'original castillan, renouer avec la voix authentique de Carpentier pour verser son œuvre directement dans l'adaptation.
Q: Quand avez-vous commencé à faire l'adaptation du roman ?
C'était aux alentours des années 1988 ou 1989, je vivais alors en Andalousie, dans la maison de l'écrivain Dominique Aubier, à Carboneras, bien connue pour ses exégèses sur Don Quichotte. Je venais de terminer l'adaptation de La Conquête du Mexique, Jacques Taroni à la réalisation et Armando Uribe, le grand écrivain chilien avait accepté de jouer le rôle principal. J'étais vraiment dans le bain hispanique ! La série a bien marché sur France - Culture. Dans la foulée, j'ai commencé à travailler sur le roman de Carpentier. Je me suis vite rendu compte de mes limites. Je ne parvenais pas à réaliser la transposition du roman en dialogues. Je restais captif du texte original, je n'avais aucun recul. Je n'étais pas prêt. Le projet est resté en stand-by. Dix ans plus tard, j'ai remis le texte sur l'établi et j'en ai tenté une première mouture. J'ai commencé par travailler directement sur le texte castillan en 1997, et année après année, le projet a pris forme. Carpentier lui-même était un homme de radio, il avait réalisé plusieurs pièces pour ce média. Il avait fondé radio Caracas, au Vénézuela.
Q: Le bruit court que l'acteur américain Sean Pen désirerait en faire une adaptation pour le cinéma ?
Que le cinéma s'y intéresse me réjouit. J'ignore si Sean Pen sera à même d'appréhender la dimension magico-lyrique et initiatique de l'oeuvre, s'il comprendra les articulations systémiques et le réseau des références. En tous cas, je lui souhaite bonne réussite.
Q: Ce projet de Sean Pen n'est-il pas en concurence avec le vôtre ?
Ce sont deux médias totalement différents, deux modes d'approche distincts. La radio travaille l'aspect sonore. Elle est dégagée du formalisme visuel cinématographique. L'adaptation sonore permet de rester proche de l'esprit de l'auteur, elle suscite le "cinéma intérieur" de l'auditeur qui projette l'histoire sur son écran personnel. Le vrai réalisateur, dans l'œuvre sonore, c'est l'auditeur lui-même. Tandis qu'au cinéma, la caméra impose ses images. A ma connaissance, seuls les cinéastes Indiens, tel Aditya Chopra, Mani Ratnam ou Karan Johar sont parvenus à briser la "dictature" de l'image pour accéder à la "réalité merveilleuse" tout en étant de auteurs hyper-réalistes. Ce sont des artistes inouïs. Le cinéma occidental aurait grand besoin d'un tel renouveau…
Q: Quelle est la spécificité de votre adaptation ?
Dans mon adaptation, Alejo Carpentier est présent à chaque instant. J'ai senti sa voix. Il m'a guidé, il m'a donné les pistes à suivre. Il m'a emmené dans son voyage sur l'Orénoque. Il est ma garantie. La Fundacion Carpentier a accueilli très favorablement le projet et m'a accordé sa confiance. Je tiens à remercier tout particulièrement sa présidente, Madame Graziella Pogolotti, de sa compréhension et de son aide.
Q: Comment est conçu votre projet ?
Ce sont 15 épisodes de 25 mn, chacun étant à son tour construit sur trois mouvements internes. En tout, il y a 45 modules d'environ 8 minutes, articulés sur un réseau de liaisons systémiques non linéaires.
Q: Quand pourra-t-on entendre ce feuilleton sur les ondes ?
J'ai présenté le projet à France-Culture. Il me semble en effet que la Radio nationale devrait assumer ce projet qui signe l'ouverture culturelle et politique des relations internationales avec Cuba. Los Pasos Perdidos est une œuvre universelle. Il s'agit de partager… "le Partage des Eaux. "